Réponse
Hercule ROUANET était le secrétaire de Georges Clémenceau
Georges Clemenceau prononçant un discours dans une réunion électorale.1885.
Jean-François
RAFFAELLI (1850-1924)
Musée national du Château de Versailles (Versailles)
Derrière la chaise, à gauche, Hercule Rouanet, à droite Crawford (reconnaissable à sa barbe blanche)
Ecrits de Clémenceau sur HERCULE ROUANET
Je viens de conduire à sa dernière demeure mon cher ami, Hercule Rouanet qui fut pendant vingt ans mon compagnon de chaque jour. J'ai été favorisé de quelques amitiés très belles. Il n'en fut pas de plus proche et de plus chaude que celle-là. Vingt ans nous avons vécu de la même vie, vingt ans nous avons cru, espéré, voulu,tenté de faire,ensemble. Dimanche il me mandait d'accourir. Toute la France à traverser. Il mourait lundi à une heure, sachant que je serais là deux heures plus tard, suppliant le médecin de lui donner encore, pour le dernier embrassement, deux heures de vie que refusait la mort impitoyable.
Nous l'avons porté au côteau de vignes qu'il avait choisi pour y dormir sa grande nuit sous la caresse des brises natales. Et je suis parti, laissant une maison vide où mille menues choses qui ne disent rien à personne sont des morceaux de ma vie. Hier je ne voulais pas parler de lui, par je ne sais quel désir de le garder ,tout à moi. Il me semble aujourd'hui que je ne peux pas reprendre ma part des luttes commu nes sans un dernier adieu. Comme on me fit parler là-bas devant la dalle ouverte, il faut ici que j'évoque, au moins pour ceux qui l'ont connu le souvenir du camarade et de l'ami
Je ne sais plus exactement dans quelles circonstances précises je fis la connais sance d'Hercule Rouanet. Je me souviens seulement qu'il se présenta tout seul, en vrai Méridional qui se sert de répondant à lui-même. Il me proposa d'être mon secrétaire. Plus riche que moi, il n'avait pas besoin d'appointements. Cette clause facilita l'accord. Il était de Cruzy (Hérault). Vigneron, naturellement. Il s'était engagé au lendemain de nos revers et avait gagné l'épaulette de lieutenant dans les combats de la Loire. Blessé à l'affaire du Mans, il achevait à la paix son congé de convalescence. Il refusa sa part de guerre civile, et dès qu'il fut possible de parler, prit rang parmi ceux qui intercédaient pour les vaincus.
La politique le tenait, elle ne le lâcha plus. Patriote, il avait en mépris les parades des « patriotards ». Républicain, ii ne concevait la République que comme un régime de justice sociale meilleure. Il n'était donc point de son temps, et jusque dans son Midi même on le lui lit bien voir. Mais il était supérieur à tous les revers, ayant quelque chose en son âme qui ne pouvait point fléchir. Il ne fléchit donc pas sous les coups, plus sensible aux défaites de ses amis qu'eux- mêmes,et conserva dans tous les accidents de la fortune la même égalité de bonne humeur et de courage.
Que dirai-je de lui ? puisqu'il fut l'ami qui n'a pas d'histoire. La sotte vanité de nos cabotinages nous fait croire sou- vent que ceux qui choisissent d'aimer ont la moindre part de la vie. Après quoi courons-nous ? Rouanet, philosophant, disait parfois que nous avons de trop grands gestes pour nos petites actions, et se contentait, pour appuyer la leçon, d'apporter un obscur secours dans les tenta- tives d'action d'un autre.
Il savait écrire, et je lui arrachai quelquefois des articles sur les questions mili taires qui n'avaient cessé de lui tenir au coeur. L'idée que ses écrits pouvaient être appréciés desbons juges lui paraissait in- différente. C'est lui-même qu'il aurait vou lu contenter : ii y trouvait des difficultés fort grandes. Parmi nous, cependant, iï était heureux,et aimait à le dire. Geffroy, Winter, Jaclard, Léon Millot, Buloz, Mullem furent ses amitiés. Il leur fit voir, comme à moi, son cher village, ses montagnes, ses vignes, son soleil. Que de dou ces causeries! Et puis l'on revenait à Paris pour donner à des idées qui ne vou laient pas vivre ce qu'on avait là-bas respiré de force et de vie.
Quand il eut fait cela pendant vingt années, Rouanet un jour s'arrêta, se dit fatigué, impropre à tout effort désormais. Depuis longtemps, sans qu'il eût rien dit de son mal, l'affreuse phtisie lui rongeait lentement les poumons. Il commença de cracher le sang, ne voulut point renoncer aux fumées consolatrices de sa cigarette, et, après un douloureux hiver, il vient de mourir, m'annonçant il y a quelques semaines son prochain voyage a Paris, et par crainte de me déranger, avant attendu trop tard pour m'appeler a son lit de mort.
Je parle à des hommes dont la plupart ne l'ont point connu, et les mots les plus nobles ont été si bassement prostitués de nos jours gue je désespère de trouver une phrase qui puisse traduire simplement et vraiment la douleur d'une telle affection perdue. A quoi bon, d'ailleurs L'amitié a sa pudeur, comme l'amour. Que sert d'éta ler de son âme aux indifférents? L'évé- nement du jour n'est-il pas de savoir chez qui l'on ira faire antichambre demain ?
Hercule Rouanet, qui, sans espoir de récompense, fit tant de démarches, souvent vaines, pour tant de pauvres gens, n'a plus même besoin de notre souvenir. Nous le lui garderons tout de même, puis- que par là nous serons meilleurs. Ainsi sa vie, peut-être, qui pourrait paraître à des sots manquée, se continuera en nous et par nous, en d'autres encore, jusqu'à ce qu'un héritier de tant d'efforts ignorés ou connus rencontre la joie de l'action déci- sive où l'injustice de l'histoire attachera l'exclusif honneur.
Justice ou injustice de l'histoire, qu'importe à celui qui n'a pas plus besoin dans la vie de cet appât trompeur que des récom penses paradisiaques au delà de la mort t L'honneur est de mettre notre orgueil à réagir contre l'iniquité des choses, que l'homme tantôt aggrave et tantôt adoucit, suivant son intérêt ou son humeur. Diminuer du malheur humain est en soi une assez belle récompense sans qu'il soit besoin d'y ajouter les fumées de la gloire,dont la foule imbécile paye les mas; sacreurs et tous les artisans du mal qui leur font cortège.
L'ami que j ai perdu fut bon pour être bon, simplement, et ne s'embarrassa pas d'autre chose. Je lui dois réconfort et courage. Si j'en témoigne ici, c'est que j'ai plaisir à retrouver en moi quelque chose de lui, après sa mort. Pour qui a donné de soi » il n'y a point de vain effort, il n'y a point d'inutile vie,
G. Clemenceau.
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